Sans pour autant être d’un optimisme béat ni sombrer dans un pessimisme démesuré, il est clair que la dérogation aux droits de propriété intellectuelle (PI) engage un processus de négociation laborieux. Bien que l’administration américaine appuie la proposition nouvellement soumise par l’Afrique du Sud et l’Inde, plusieurs enjeux et défis sont à considérer, entre autres, l’opposition des géants pharmaceutiques.
Pourquoi les géants pharmaceutiques s’apposent à la dérogation ?
Manifestement, la décision du Président Biden ne fait pas l’unanimité auprès des géants pharmaceutiques qui sont d’une autre opinion. Non seulement la dérogation aux droits de propriété intellectuelle nuirait à l’avancement des recherches scientifiques, mais les emplois que procurent les industries pharmaceutiques seraient sérieusement affectés. Telle est la conclusion à déduire des déclarions de plusieurs groupes américains, entre autres, Alliance for Trade Enforcement, Biotechnology Innovation Organization (BIO), Intellectual Property Owners Association, National Association of Manufacturers et Pharmaceutical Research and Manufacturers of America (PhRMA).
Tous s’accordent à souligner qu’une telle dérogation aurait de lourdes conséquences sur l’approvisionnement, la production et la distribution des vaccins. Ils estiment que la dérogation pourrait, non seulement aggraver la pénurie et la rareté des matières premières et des produits intermédiaires nécessaires à la production des vaccins en amont des chaînes de valeurs mondiales, mais de conduire également à la distribution de vaccins de mauvaise qualité voire à la diffusion de vaccins contrefaits en aval des chaînes de valeurs mondiales.
Selon Nathalie Moll, Directrice Générale du European Federation of Pharmaceutical Industries and Associations, une telle dérogation risque de détourner les matières premières de chaînes d’approvisionnement les plus productives vers des sites n’ayant pas les pré-requis pour produire des vaccins de qualité. Ainsi, il est admis que les pro-dérogations, en l’occurrence, les économies à revenu intermédiaire et à faible revenu, manquent d’industries ayant les ressources qualifiées pour assurer une production selon les normes sanitaires mondialement reconnues. Une prise de position que partage Steve Bates, Directeur Général de Bioindustry Association, selon qui, il ne s’agit pas tout simplement de déroger aux droits de propriété intellectuelle, étant donné que la lutte contre la pandémie nécessite des ressources financières, humaines, logistiques et techniques dont les pro-dérogations ne disposent pas nécessairement.
Alors que les entreprises pharmaceutiques ont avancé par le passé les mêmes arguments, notamment, pour monopoliser la production et la distribution des antirétroviraux destinés au traitement du VIH, l’histoire nous enseigne que la dérogation aux droits de propriété intellectuelle a été nécessaire pour lutter contre la pandémie du Sida. En 2001, lorsque le gouvernement sud-africain a été poursuivi pour avoir essayé de se procurer des versions abordables d’antirétroviraux, Cipla, le producteur indien de médicaments génériques s’est engagé à commercialiser des génériques pour moins d’un dollar par jour en Afrique (McNeil, 2001). Aujourd’hui, l’Afrique n’est pas dépourvue d’industries pharmaceutiques aptes à produire les vaccins anti-coronavirus. Au 01 septembre 2021, au moins douze centres de production de vaccins anti-coronavirus sont établis ou en préparation dans six pays africains, à savoir, l’Afrique du Sud, l’Algérie, l’Égypte, le Nigéria, le Maroc et le Sénégal (Usman et Ovadia, 2021).
Des solutions nécessaires, mais insuffisantes
Pour résoudre les défis relatifs à l’approvisionnement, les géants pharmaceutiques appellent à l’atténuation et à la suppression des barrières non tarifaires qui nuisent à la circulation des matières premières nécessaires à la production des vaccins. Une recommandation qui doit s’accompagner de mesures juridiques permettant de délivrer des licences obligatoires pour la production de vaccins brevetés, tel que stipulent déjà les Accords sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC).
Toutefois, il s’avère clairement que les licences obligatoires n’ont pas été élaborées à l’origine pour endiguer une pandémie aussi répandue que la Covid-19. Alors que la situation actuelle nous impose d’agir urgemment, les licences obligatoires semblent être une solution insuffisante, et ce, pour une raison assez simple : elles impliquent de longs processus de négociation bilatéraux en raison de leur étendue extrêmement limitée, appliqués cas par cas et produit par produit.
En aval, en l’occurrence, au niveau de la distribution, les géants pharmaceutiques croient que le programme Covax garantirait un accès égal aux vaccins anti-coronavirus. Bien que le programme Covax soit nécessaire pour offrir gratuitement des vaccins à des économies à faible revenu, ses réalisations demeurent jusqu’à présent peu significatives. Alors qu’il envisage de distribuer deux milliards de vaccins cette année, il est loin d’être suffisant pour garantir l’immunité collective des populations du Sud. En aucun cas, il ne peut devenir à lui seul une alternative pour endiguer la pandémie, d’autant plus qu’il n’a promis de vacciner que 20 % de la population admissible.
D’autres raisons à considérer
Bien que les arguments avancés par les géants pharmaceutiques méritent d’être examinés, ces derniers semblent réticents à admettre que la dérogation aux droits de propriété intellectuelle aurait des conséquences sur leurs chiffres d’affaires.
Les vaccins anti-coronavirus ont créé au moins neuf nouveaux milliardaires grâce à la montée en flèche des actions des compagnies dont les vaccins ont été approuvés. En tête de cette liste, on trouve le PDG de BioNTech et le PDG de Moderna qui valent désormais environ 4 milliards de dollars, selon une analyse de People’s Vaccine Alliance, un mouvement qui regroupe Oxfam, ONUSIDA, Global Justice Now et Amnesty International. Selon People’s Vaccine Alliance, les neuf nouveaux milliardaires valent au total 19,3 milliards de dollars.
Aujourd’hui, ces entreprises ressemblent probablement à des vendeurs de parapluies qui sont bien les seuls à se réjouir d’une averse pour pouvoir en tirer profit.
Photo de la couverture par Spencer Davis, en utilisant Unsplash.