Par Aboubacry Kane et Dominique Diouf
Depuis plusieurs décennies, les technologies de l’information et de la communication (TIC) ont connu une croissance exponentielle en Afrique. Cette montée en puissance est accompagnée par un regain d’intérêt des innovations technologiques sur le continent. Nous (Aboubacry Kane et Dominique Diouf), en tant que boursier Open AIR Queen Elizabeth – Advanced Scholars (QES-AS), menons un projet de recherche qui contribue aux réflexions sur le genre et les technologies numériques en s’intéressant aux enjeux et aux représentations sociales des femmes au Sénégal. Ce blog-post est le premier d’une série qui donnera un aperçu des points saillants de nos recherches en cours. Pour ce premier numéro, nous nous intéresserons à la place de la femme dans l’écosystème numérique au Sénégal.
L’entreprenariat digital féminin
En 2019, le Ministère de l’économie numérique et des télécommunications du Sénégal a rédigé un rapport d’étude sur les startups et les PME numériques, qui montre que les Startups occupent une place importante dans l’écosystème numérique avec une proportion de 66% contre 34% de PME. Les jeunes de moins de 35 ans dirigent 57% des startups. La prise en compte de la dimension genre permet de constater que 85% des entreprises numériques au Sénégal sont dirigées par des hommes contre 15% par les femmes. En dressant le profil des dirigeants des startups et PME numériques, le rapport montre que 60% des entreprises du numérique sont fondées par des personnes qui ont déjà le profil d’entrepreneur, 18% de ces entreprises ont été créées par des employés ayant évolué par le passé dans d’autres structures et 18% sont créés par des étudiants et étudiantes. Selon le rapport, cet écart est « le reflet du faible taux de femmes dans l’enseignement supérieur, particulier, dans les filières scientifiques et technologiques ».
Toutefois, même si le niveau d’éducation des femmes est un facteur explicatif de la fracture numérique dans les pays en développement de manière générale, les disparités de genre dans le domaine de la technologie sont le résultat d’une combinaison de facteurs culturels, techniques et économiques qui dépendent du contexte national. À titre d’exemple, au Sénégal, certains discours, relayés par les leaders d’opinion religieux ou traditionnels, prônent comme valeur la soumission de la femme à l’homme. Ces réalités socio-culturelles sont projetées dans l’écosystème des TIC où l’image de l’homme serait plus valorisée voire dominante. En plus de ces obstacles socioculturels, les femmes entrepreneures dans les métiers des TIC doivent surmonter les autres défis liés aux carences le manque de financement et de soutien technique et l’insuffisance de la demande.
Initiatives des acteurs de l’écosystème numérique pour la promotion du genre dans les métiers des TIC
Malgré leur dynamisme, les incubateurs/accélérateurs de startups, dont l’objectif est de former et encadrer les jeunes entrepreneurs porteurs de projets innovants en leur offrant des espaces de coworking, de mentorat et des programmes de formation, doivent faire face à bon nombre de défis. Selon le rapport d’étude sur les startups et les PME numériques publié par le Ministère de l’économie numérique et des télécommunications, plus de la moitié (51%) des startups numériques sénégalaises ne bénéficient d’aucun accompagnement. De plus, très peu d’incubateurs/accélérateurs offrent des programmes d’accompagnement spécifiques aux startups dirigées par les femmes. Parmi les startups qui bénéficient d’accompagnement, seulement 9% appartiennent à des femmes.
Les entreprises technologiques sont aussi des acteurs privilégiés de l’écosystème numérique au Sénégal. En guise d’illustration, le groupe Sonatel Orange (premier opérateur de télécommunications au Sénégal), à travers ses différents programmes, encourage vivement les initiatives entrepreneuriales féminines notamment par son programme « Women Start ». L’entreprise a également lancé le concours Linguère Digital Challenge (LDC) qui récompense l’entreprenariat numérique féminin dont l’objectif est de primer les trois meilleures entreprises sénégalaises dirigées par des femmes et évoluant ou utilisant les nouvelles technologies.
Quant à l’État du Sénégal, il a mis en place, depuis 2011, une cellule genre au ministère de l’économie numérique et des télécommunications. Cette cellule a pour mission de veiller à l’intégration de la dimension genre dans toutes les activités des structures du ministère notamment à travers sa prise en compte dans les politiques, programmes, projets de développement et budgets. Même si la disponibilité de données désagrégées par genre dans le domaine numérique est un handicap pour cette structure étatique, elle essaye de lutter contre la fracture numérique dans les métiers des TIC en encourageant les femmes à développer leur compétence dans ce domaine, en lançant le concours Jigguencitic (femmes dans les TIC). L’objectif de ce concours en ligne (qui est à sa 7éme édition), qui cible les élèves et les étudiantes,est de permettre aux porteurs d’idées ou de projets dans les TIC d’avoir une formation pertinente dans ce domaine.
D’un point de vue légal, le Sénégal (le deuxième pays d’Afrique après la Tunisie) a adopté, le 6 Janvier 2020, une loi relative à la création et à la promotion des startups au Sénégal. Cette loi, qui vise à donner un statut juridique aux différentes composantes des startups, a comme objectif de créer un cadre incitatif à la création et la promotion des startups. Toutefois, force est de constater qu’aucune disposition spécifique ne prend en compte l’intégration du genre dans cette politique.
À ces initiatives gouvernementales, s’ajoute la mise en place de structures comme l’Agence de Développement et d’Encadrement des Petites et Moyennes Entreprises (ADEPME), le Fonds de Garantie des Investissements Prioritaires (FONGIP) et la Délégation générale à l’Entreprenariat Rapide des Femmes et des Jeunes (DER/FJ). Ces structures de financement et d’accompagnement des Micro, Petites et Moyennes Entreprises (MPME), qui représentent plus de 90% du tissu industriel, ont comme objectif d’agir en complémentarité avec les autres entités publiques de l’écosystème financier afin de mobiliser les ressources financières publiques et privées destinées au financement de ces dernières.
Mieux comprendre les représentations socio-culturelles des femmes autour des technologies digitales
En dépit du fait que le Sénégal est souvent cité comme exemple en Afrique Subsaharienne francophone, en matière de gouvernance numérique, la sous-représentation des femmes dans le domaine technologique est un immense défi à relever. Pour contribuer à relever ce défi, il serait important de mieux comprendre les représentations que les femmes se font elles-mêmes de la technologie. La technologie n’étant pas neutre, les représentations socio-culturelles qui l’entourent sont déterminantes dans le processus d’appropriation voire d’acceptabilité sociale. Dans cette perspective, appréhender les représentations socio-culturelles des femmes permet d’introduire le genre comme catégorie utile dans le processus d’analyse des usages des technologies. En tant que formes de connaissances socialement élaborées, les représentations sociales constituent un substrat pour comprendre non seulement comment les femmes définissent la technologie (plutôt que comment elle est définie par d’autres) mais aussi pour explorer la question des disparités, en termes de genre, dans l’enseignement des mathématiques, des sciences et des techniques et, partant, dans l’usage des technologies digitales. Cette problématique cruciale pourrait faire l’objet d’un prochain blog.