Par Abdelhamid Benhmade

En quatre semaines, la situation est devenue extrêmement alarmante sur le continent africain. « Les populations africaines vivent l’un des pires épisodes pandémiques depuis l’apparition de la Covid-19 et plusieurs pays risquent de connaître un sort semblable à celui qu’a connu l’Inde », selon John Nkengasong, directeur du Centre africain de contrôle et de prévention des maladies. Étant donné que la dérogation aux droits de propriété intellectuelle est soumise à de longs processus de négociation au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), il est temps de penser à des alternatives provisoires pour atténuer les ravages qu’engendrent les nouveaux variants, en l’occurrence, le variant Delta.    

Plus les jours passent, plus l’accès inégal aux vaccins s’amplifie

Si l’Afrique a été jusqu’à présent relativement épargnée des conséquences sanitaires de la pandémie, l’arrivée du variant delta bouleverse la donne sur le continent. Clairement, l’accès inégal aux vaccins, la rareté des médicaments et la difficulté de les acheminer, le manque d’oxygène ainsi que la saturation des hôpitaux sont autant de raisons pour tirer la sonnette d’alarme.

Au 30 juin 2021, seulement 2,67% de la population africaine a reçu au moins une première dose. Selon le nombre de doses de vaccins administrés sur la même période, l’Afrique n’a réussi à distribuer que 51,09 millions de doses, soit, 1,65% de l’ensemble des doses distribuées au niveau mondial. Une réalité qui est plus en plus préoccupante en raison de l’apparition des nouveaux variants, entre autres, le variant delta qui risque de frapper de plein fouet le continent africain.

Figure 1 : La population mondiale ayant reçu au moins la première dose

Note : Les données datent du 30 juin 2021
Source : Base de données d’Our world in data, 2021

Hormis le continent africain, tous les autres continents ont atteint des taux de vaccination  significatifs, entre le 01 janvier 2021 et le 30 juin 2021. Alors que le pourcentage des personnes ayant reçu au moins la première dose ait évolué de 0,07% à 23,72% au niveau mondial, en Afrique, ce pourcentage n’a progressé que de 0% à 2,67%. Un constat derrière lequel se cachent de grandes inégalités surtout que ce pourcentage est passé de 0,49% à 42,66% en Amérique du Nord, de 0,21% à 41,35% en Europe, de 0,00% à 29,50% en Amérique du Sud, de 0,02% à 20,07% en Asie et de 0,00% à 17,46% en Océanie.

Figure 2 : Évolution de la population mondiale ayant reçu au moins la première dose

Note : Entre 01-01-2021 et 30-06-2021
Source : Base de données d’Our world in data, 2021

Agissons dès maintenant et anticipons l’avenir

En réalité, bien que l’administration américaine appuie l’idée d’une dérogation aux droits de propriété intellectuelle sur les vaccins anti-coronavirus, les États-Unis ne soutiennent pas la suspension telle que proposée par l’Afrique du Sud et l’Inde. Néanmoins, il s’agit d’une décision dont le nouveau locataire de la maison blanche peut se féliciter, surtout qu’elle couvre plusieurs aspects relatifs aux droits de propriété intellectuelle, incluant le droit d’auteur sur les algorithmes de calcul nécessaires pour produire des vaccins à ARNm et les brevets.

En contrepartie, l’Afrique du Sud et l’Inde s’engagent à revoir leur proposition de dérogation initiale afin que celle-ci puisse satisfaire aux attentes des anti-dérogation. Selon la nouvelle proposition, les pays soumissionnaires demandent de :

  • Suspendre les droits de propriété intellectuelle sur les instruments de diagnostics, les produits thérapeutiques, les vaccins, les dispositifs médicaux, les équipements de protection individuelle, leurs matériaux ou composants, ainsi que leurs méthodes et moyens de production pour la prévention, le traitement ou l’endiguement de la Covid-19.
  • Appliquer cette dérogation sur une durée de 3 ans minimum, à condition que l’OMC puisse réexaminer par la suite l’existence des circonstances exceptionnelles justifiant une telle suspension. Si de telles circonstances cessent d’exister, l’OMC déterminera la date de résiliation de la renonciation.
  • Permettre à l’OMC de réexaminer annuellement les conditions justifiants la dérogation, et ce, jusqu’à ce que la dérogation prenne fin.
  • Garantir que les États membres de l’OMC ne contesteront aucune mesure prise conformément aux dispositions de la présente dérogation.

En attendant que la nouvelle proposition soit de nouveau discutée, et, en raison de la difficulté d’obtenir un consensus entre les 164 membres de l’OMC, il est urgent de penser à des alternatives temporaires, notamment, pour accélérer la vaccination et contrer la rareté des vaccins. Selon la directrice de l’OMC, Ngozi Okonjo-Iweala, quatre alternatives sont à examiner : 

  • Les pays ayant des excédents de vaccins doivent les partager avec ceux qui n’en disposent pas.
  • Tous les membres de l’OMC devraient supprimer les barrières non tarifaires qui entravent les échanges des matières premières et les produits intermédiaires dont les producteurs de vaccins ont besoin.
  • L’Organisation mondiale de la santé (OMS) est invitée à collaborer avec les pays qui sont présentement en train de développer d’autres vaccins, notamment, pour leur délivrer des autorisations d’utilisation d’urgence permettant d’accélérer localement la vaccination.
  • En dernier lieu, il faut dès maintenant entamer l’identification des pays pouvant produire les vaccins en cas de dérogation. En guise d’exemple, l’Afrique du Sud, le Bangladesh, l’Inde, l’Indonésie, le Maroc, le Pakistan et le Sénégal.

Si l’on n’investit pas sur le long terme, il n’y a pas de court terme

À long terme, non seulement la restructuration des aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce et à la santé est nécessaire, mais la Covid-19 appelle à une nouvelle stratégie mondiale qui pourrait s’inspirer de l’Opération Warp Speed des États-Unis (Oguamanam et O’Flaherty, 2021).

Nous devons créer des conditions permettant de garantir un approvisionnement diversifié et une production accrue. Toute initiative ayant pour but de relever les défis actuels et potentiels que nous impose la pandémie doit reconnaître que la médecine évolue grâce au partage des connaissances.

Tôt ou tard, les opposants à la dérogation seraient invités à reconnaître que l’accès gratuit et universel aux vaccins anti-coronavirus est un impératif à la fois altruiste et économique.
Dans l’avenir, le monde ne peut pas se permettre de traverser la prochaine pandémie dans le statu quo qui prévaut actuellement.  

Bien que la dérogation ne constitue pas une solution miracle, elle est sans doute une alternative juridique irréversiblement nécessaire pour atténuer les incertitudes juridiques ainsi que les obstacles qui en découlent et qui entravent l’avancement de la vaccination gratuite et universelle. Elle est d’autant plus nécessaire alors que le programme Covax ne peut devenir à lui seul une alternative pour endiguer la pandémie. Tandis qu’il envisage de distribuer deux milliards de vaccins cette année, il est loin d’être suffisant pour garantir l’immunité collective des populations du Sud, et ce, en raison du nationalisme vaccinal et des obstacles relatifs à la propriété intellectuelle (Oguamanam et O’Flaherty, 2021). 

Note : la photo de la bannière par Glen Carrie sur Unsplash.